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Texte philosophique – BERGSON : « Les actes libres sont rares… »

Henri_Bergson_02

Pour mieux comprendre ce texte, reportez-vous au cours en vidéo sur les rapports entre inconscient et liberté.

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« Les actes libres sont rares, même de la part de ceux qui ont le plus coutume de s’observer eux-mêmes et de raisonner sur ce qu’ils font… Le matin, quand sonne l’heure où j’ai coutume de me lever, je pourrais recevoir cette impression «avec l’âme tout entière» selon l’expression de Platon; je pourrais lui permettre de se fondre dans la masse confuse des impressions qui m’occupent; peut-être alors ne me déterminerait-elle point à agir.

Mais le plus souvent cette impression, au lieu d’ébranler ma conscience entière comme une pierre qui tombe dans l’eau d’un bassin, se borne à remuer une idée pour ainsi dire solidifiée à la surface, l’idée de me lever et de vaquer à mes occupations habituelles. Cette impression et cette idée ont fini par se lier l’une à l’autre. Aussi l’acte suit-il l’impression sans que ma personnalité s’y intéresse; je suis ici un automate conscient, et je le suis parce que j’ai tout avantage de l’être. On verrait que la plupart de nos actions journalières s’accomplissent ainsi, et que grâce à la solidification, dans notre mémoire, de certaines sensations, de certains sentiments, de certaines idées, les impressions du dehors provoquent de notre part des mouvements qui, conscients et même intelligents, ressemblent par bien des côtés à des actes réflexes. C’est à ces actions très nombreuses, mais insignifiantes pour la plupart, que la théorie associationiste s’applique. Elles constituent, réunies, le substrat de notre activité libre, et jouent vis-à-vis de cette activité le même rôle que nos fonctions organiques par rapport à l’ensemble de notre vie consciente. Nous accorderons d’ailleurs au déterminisme que nous abdiquons souvent notre liberté dans des circonstances plus graves, et que, par inertie ou mollesse nous laissons ce même processus local s’accomplir alors que notre personnalité tout entière devrait pour ainsi dire vibrer. Quand nos amis les plus sûrs s’accordent à nous conseiller un acte important, les sentiments qu’ils expriment avec tant d’insistance viennent se poser à la surface de notre moi, et s’y solidifier à la manière des idées dont nous parlions tout à l’heure. Petit à petit ils formeront une croûte épaisse qui recouvrira nos sentiments personnels; nous croirons agir librement, et c’est seulement en y réfléchissant plus tard que nous reconnaîtrons notre erreur. Mais aussi, au moment où l’acte va s’accomplir, il n’est pas rare qu’une révolte se produise. C’est le moi d’en bas qui remonte à la surface. C’est la croûte extérieure qui éclate, cédant à une irrésistible poussée. Il s’opérait donc, dans les profondeurs de ce moi, et au-dessous de ces arguments très raisonnablement juxtaposés, un bouillonnement et par là même une tension croissante de sentiments et d’idées, non point inconscients sans doute, mais auxquels nous ne voulions pas prendre garde. En y réfléchissant bien, en recueillant avec soin nos souvenirs, nous verrons que nous avons formé nous-mêmes ces idées, nous-mêmes vécu ces sentiments, mais que, par une inexplicable répugnance à vouloir, nous les avions repoussés dans les profondeurs obscures de notre être chaque fois qu’ils émergeaient à la surface. Et c’est pourquoi nous cherchons en vain à expliquer notre brusque changement de résolution par les circonstances apparentes qui le précédèrent. Nous voulons savoir en vertu de quelle raison nous nous sommes décidés, et nous trouvons que nous nous sommes décidés sans raison, peut-être même contre toute raison. Mais c’est là précisément, dans certains cas, la meilleure des raisons. Car l’action accomplie n’exprime plus alors telle idée superficielle, presque extérieure à nous, distincte et facile à exprimer: elle répond à l’ensemble de nos sentiments, de nos pensées et de nos aspirations les plus intimes, à cette conception particulière de la vie qui est l’équivalent de toute notre expérience passée, bref, à notre idée personnelle du bonheur et de l’honneur. »

BERGSON

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